La Spezia, 13/14 avril 1943

Un baliseur sous les bombes

Lors du débriefing à Predannack et Perranporth, les aviateurs se montrèrent enthousiastes quant au bilan de l'opération. Les Whirlibombers revendiquaient une drague de 800 tonneaux incendiée et classée Category 2 (très endommagée), ainsi que trois autres bateaux, dont deux chalutiers armés de 800 et 500 tonneaux, probablement touchés (Category 4). Ce résultat était le meilleur du No. 263 Squadron pour la première quinzaine d'avril. Il y avait bien la perte d'un chasseur-bombardier, mais on voulait croire que le Sergeant Macaulay avait pu se crasher en France et qu'il était prisonnier des Allemands. Les pilotes de Spitfire du No. 65 Squadron partageaient le même état d'esprit avec une légère nuance. Le rédacteur du journal de marche nota ainsi que tous revinrent "de très bonne humeur en dépit de la tendance vagabonde manifestée par les Whirlibombers et de la quantité de Flak rencontrée". Le succès du Pilot Officer Long aux dépens d'un Junkers W 34 fut confirmé par plusieurs témoins, dont le Squadron Leader Storrar. Le 65 remportait là sa première victoire depuis son arrivée fin mars au sein du No. 10 Group ; c'était aussi la 50e victoire du secteur de Portreath. Et il s'y ajoutait la revendication du Flight Sergeant Smith concernant un canon de Flak!

Quand ils furent développés, les films de combat des Whirlwind[1] montrèrent que les deux chalutiers attaqués devant Camaret avaient encaissé leur compte d'obus et ils furent reclassés en Category 3 (dommages légers). Curieusement, au moins un de ces bateaux dépendait de l'aviation puisque la liste des pertes de la Luftwaffe indique que 8 canonniers de Flak appartenant au tender d'aviation Immelmann[2] furent blessés dans l'action.

On s'aperçut également en visionnant les films que la "drague" laissée en flammes près de la pointe Saint-Mathieu était en fait un navire de relevage équipé à la proue d'une puissante grue. Il s'agissait de l'Emile Allard, un baliseur construit en 1933 par les Chantiers Augustin Normand du Havre (47,25 m x 9,30 m, 474 tonneaux de jauge brute). Cette unité du Service des phares et balises servit à Dunkerque jusqu'en mai 1940. En 1940-41, elle assura des transports de matériels et de soldats allemands depuis La Pallice, Royan et Lorient, avant de reprendre sa fonction initiale à Brest. Par la suite, le navire fut souvent requis au profit de la Kriegsmarine qui appréciait sa capacité de levage, mais son statut restait civil[3]. Il arborait bien sûr le pavillon tricolore à la poupe et, précaution utile en ces temps agités, portait les couleurs françaises peintes sur chaque bord à l'arrière de la coque et sur le pont.

Lorsqu'il croisa le Roadstead 57, l'Emile Allard retournait à Brest après une journée de travail en mer. Il avait appareillé vers 9 heures du quai de la Santé pour contrôler la position des bouées dans le chenal du Four. Son équipage comptait quatorze marins aux ordres du capitaine Marcel Le Cornec, un Breton de Paimpol. A 16 heures, la tâche était accomplie et le baliseur vira le feu des Vieux-Moines, devant la pointe Saint-Mathieu, en direction du goulet. Tous à bord connaissaient la menace de l'aviation anglaise qui, par deux fois déjà en juillet 1942, avait pris l'Emile Allard pour cible et, plus récemment, s'était attaquée à la vedette d'Ouessant[4]. Aussi, quand un bourdonnement de moteur se fit entendre dans le nord par-dessus le bruit des diesels du bateau, les hommes sur le pont scrutèrent inquiets ce secteur. On repéra très vite les avions qui arrivaient à faible hauteur par le travers bâbord. Il y eut sans doute un moment d'incertitude – la DCA allemande de Saint-Mathieu restait silencieuse – mais Le Cornec prit rapidement sa décision ; il ordonna de stopper et fit mettre ses marins à couvert. Gaston Buirette, le chef mécanicien, se précipita dans la machine pour arrêter les moteurs, ceux qui le pouvaient s'abritèrent de leur mieux avant le début du mitraillage.

Pendant d'interminables secondes, rien n'exista plus que les craquements des obus de 20 mm qui éclataient en déchirant les tôles de la coque et des superstructures[5]. Malgré tout, au milieu des volées de projectiles, le chef mécanicien revint sur le pont accompagné du graisseur Edouard Pieters ; cela allait leur sauver la vie! Quelques instants plus tard, deux bombes[6] frappèrent simultanément le baliseur. L'une démolit la passerelle et l'embarcation bâbord, l'autre explosa dans la salle des machines, éventrant les soutes à combustible. La moitié arrière du navire fut tout de suite la proie d'un violent incendie alimenté par le gasoil des moteurs et par les bouteilles de gaz stockées dans la cale pour le ravitaillement des bouées lumineuses. Très grièvement blessé, le graisseur Marcel Schnorr réussit à remonter de la machine tandis que le capitaine Le Cornec, contusionné à la jambe gauche, se dégageait des débris de la timonerie. L'équipage se regroupa sur l'avant relativement épargné du bateau. Deux hommes manquaient à l'appel : le second mécanicien dunkerquois François Demazières et le graisseur René Durand, originaire de Brest. Ils étaient de quart dans la chambre des machines et tous les deux furent certainement tués à leur poste par la deuxième bombe. Outre Schnorr, le matelot de barre Paul Le Louet avait aussi été blessé, quoique moins gravement. Surprise, la Flak de Saint-Mathieu n'était entrée en action qu'après l'attaque.

L'incendie de l'Emile Allard embrasait le rouf. Le bord comptait une douzaine d'extincteurs, mais deux seulement restaient accessibles, et ils n'étaient d'aucune utilité contre un feu de cette ampleur. La machine étant détruite, le capitaine fit mouiller les deux ancres ; au moins le courant ne dépalerait pas le bateau vers le récif des Vieux-Moines à un demi-mille au nord. La tourelle octogonale peinte en noir[7] qui le balisait était bien visible, d'autant que la marée descendante découvrait peu à peu sa base rocheuse. Le navire semblait perdu et il fallut se préparer à l'abandonner. Des deux vedettes à moteur de l'Emile Allard, l'une avait disparu et l'autre reposait sur son chantier à tribord, de l'autre côté des flammes. Non sans risque, le chef mécanicien, le maître d'équipage Jean Jacq et le radio-électricien Lucien Lemoine réussirent à l'atteindre. La manœuvre à bras des bossoirs, imposée par l'absence de puissance électrique, fut difficile et dangereuse, l'incendie faisant rage à proximité. Finalement, les trois hommes purent affaler la chaloupe et la conduire vers la proue. Le survol à basse altitude des avions anglais revenant de Crozon, poursuivis par les tirs allemands, effraya un moment l'équipage qui se crut mitraillé une seconde fois. Le feu gagnait du terrain et le navire commençait à s'enfoncer par l'arrière. Le Cornec prit l'avis de ses officiers, puis donna l'ordre d'abandon. Les marins valides déposèrent les deux blessés dans l'embarcation avant d'y prendre place et, une dernière fois, on appela vainement les disparus. La vedette et les douze survivants restèrent d'abord à côté du baliseur, qui fut soudain secoué de plusieurs explosions. Le capitaine accepta alors de s'éloigner ; il était environ 16h30.

Un quart d'heure plus tard, les naufragés furent recueillis par un patrouilleur de la Kriegsmarine rentrant au port, dont les hommes prirent soin des blessés français. Le Cornec fit relever la position de son navire et demander par radio l'aide d'un remorqueur ; la petite unité repartit ensuite vers Brest. A 17h30, elle rencontra le remorqueur Herkules qui forçait l'allure pour se porter au secours du baliseur bombardé. Son commandant, le capitaine Spindler, embarqua son homologue français et poursuivit sa route en direction du panache de fumée noire devant la pointe Saint-Mathieu. D'autres bâtiments allemands étaient à proximité lorsque l'Herkules y parvint vers 18 heures, au moment où l'eau submergea l'Emile Allard et éteignit les flammes qui le dévoraient. Le remorqueur s'attarda durant environ une heure pour s'assurer de la situation de l'épave[8], puis mit le cap sur Brest qu'il regagna à 20 heures. Entre temps, le patrouilleur avait débarqué l'équipage français, mais Marcel Schnorr mourut en arrivant à l'hôpital. Par la suite, les tués de l'Emile Allard furent déclarés "Morts pour la France" et cités à l'ordre de la Marine marchande, tandis que Le Cornec, Buirette, Lemoine et Jacq étaient faits chevaliers dans l'ordre du Mérite maritime. L'épave, coupée en deux et orientée au sud-sud-est, gît aujourd'hui par 20-25 m de fond à la position 48°18'41"N 04°46'30"O[9], exactement un mille au sud de la pointe Saint-Mathieu. Elle est souvent visitée par les plongeurs de la région.[10]

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Les trois photos ci-dessous proviennent d'un album dispersé sur eBay en novembre 2019. D'autres clichés de même provenance montrent des unités de la 40. Minensuch-Flottille (40e flottille de dragueurs de mines) et on peut supposer que leur auteur était un marin de cette formation.
Le bâtiment en feu que l'on y voit est l'Emile Allard sur lequel il n'y a plus âme qui vive. Le baliseur a mouillé ses deux ancres et le courant l'oriente face au sud ; le soleil éclaire son flanc tribord. Il doit être environ 17h30.
Le sillage apparent sur la 3e vue – celui du bateau où se tient notre photographe – permet de reconstituer la séquence [coll. JT].

Emile Allard, 14/4/43, 1

1. Un navire allemand fait route vers la rade de Brest. Devant la pointe Saint-Mathieu, l'incendie de l'Emile Allard dégage des volutes de fumée noire que le vent du sud-ouest chasse du côté de la terre. La tourelle des Vieux-Moines et la pointe elle-même sont hors champ, à gauche du cadre de la photo. On semble néanmoins distinguer le récif des Rospects à peu près au centre de l'image.

Emile Allard, 14/4/43, 2

2. Le navire double l'Emile Allard à courte distance. Le baliseur s'enfonce par la poupe : la plage arrière est déjà submergée. La passerelle a disparu, le feu ravage le château et les fumées qui s'échappent de la salle des machines entourent la cabine T.S.F. Le canot tribord a été mis à l'eau – ses bossoirs sont abaissés – et on mesure sur ce cliché les dangers auxquels Buirette, Lemoine et Jacq se sont exposés pour l'affaler.

Emile Allard, 14/4/43, 3

3. Le photographe et son bateau sont passés au sud de l'Emile Allard et s'éloignent. D'autres unités sont venues au secours du Français. Le bâtiment presque à couple sur bâbord n'est autre que le tender d'aviation Immelmann que l'on identifie aisément à sa grande grue portique destinée à la manutention des hydravions. Un canot et quelques hommes s'activent devant la proue du baliseur. Un petit patrouilleur (à gauche) se tient prêt.

Bientôt, le remorqueur Herkules arrivera sur place avec le capitaine Le Cornec, juste à temps pour voir sombrer l'Emile Allard.

 

 

[1] Le cache de protection ayant été oublié sur l'optique de la cinémitrailleuse du Flying Officer Harvey, les quatre Whirlwind du 263 ne ramenèrent que trois films.

[2] Le document original fait référence au "Lei.Flugabw.Gr.Flugs.Schiff "Immelmann"" qui désigne le groupe antiaérien léger du tender d'aviation (Flugsicherungsschiff) Immelmann.

[3] Voir les pages sur l'Emile Allard.

[4] Le 10 avril 1943, 4 Spitfire VC du No. 602 Squadron décollent de Perranporth à 14h30 pour une reconnaissance maritime entre Landéda et Ouessant. Avec leur armement de bord (canons et mitrailleuses), les chasseurs britanniques assaillent trois navires parmi lesquels l'Enez Eussa surpris vers 15h20 alors qu'il approchait du Conquet venant d'Ouessant et, un peu plus tard, le Vorpostenboot (chalutier armé) V 724 de la Kriegsmarine qui dénombrera un blessé grave et quatre blessés plus légers, dont son commandant.

[5] S'ils sont capables de percer une coque en acier, les obus de 20 mm ont tendance à ricocher à la surface de l'eau et peuvent difficilement infliger des dommages fatals à un bâtiment de bonne taille.

[6] Au total, les Whirlibombers larguèrent sur l'Emile Allard six bombes de 250 livres dont il semble que plusieurs n'explosèrent pas. Les deux coups au but sont attribués au Sergeant Simpson.

[7] Elle est rouge de nos jours.

[8] La position relevée à l'époque est 48°18'50"N 04°46'36"O. Trois jours plus tard, la marine allemande mouilla une bouée à 140 m au sud pour signaler le danger.

[9] Coordonnées obtenues par GPS.

[10] Cette partie doit beaucoup à "Mémoires Englouties" de Bruno Jonin et Paul Marec.